Le pèlerinage annuel à la synagogue de la Ghriba à Djerba, la plus ancienne de l’histoire juive, est le thermomètre de la saison touristique en Tunisie. Il marque le début des vacances et des migrations des touristes vers la Tunisie. L’île de Djerba, qui compte encore un millier de Juifs, reste la destination préférée des européens de toutes nationalités qui recherchent l’exotisme. À la suite de la révolution, la fête avait été annulée en 2011 pour des raisons de sécurité car l’instabilité d’un régime islamique avait inquiété les Juifs. Cette année-là fut désastreuse pour Djerba qui n’a accueilli que la moitié des touristes sur le 1,2 million habituel.
L’année 2012 n’a pas été meilleure. Israël avait certes mis en garde ses ressortissants et les Juifs en général sur les dangers qu’ils couraient à se rendre dans l’île. Le 3 mai 2012, le CNS (Conseil israélien de sécurité nationale) avait «déconseillé fortement» aux Israéliens de voyager en Tunisie car il craignait des risques d’attentats. Ils n’ont donc été que 300 Français et Italiens à faire le pèlerinage. Les Juifs djerbiens avaient constaté alors que le dispositif de sécurité autour de la synagogue avait été allégé et que les mesures sécuritaires n’étaient pas à la hauteur de celles imposées par le régime précédent de Ben Ali.
La vidéo qui montrait en 2012 un militant en plein centre de Tunis, l’avenue Habib Bourguiba, appelant au meurtre des Juifs avaient alors découragé ceux qui comptaient participer aux festivités annuelles. Une trentaine de Juifs avait fait le déplacement en 2012 alors que le pèlerinage attirait d’ordinaire 8.000 personnes dont plusieurs Israéliens d’origine tunisienne, venus spécialement par charters. À l’image de Lourdes pour les Chrétiens, on venait brûler des cierges ou écrire des vœux sur des œufs pour obtenir la clémence du Ciel ou pour favoriser une naissance là où la science n’avait pas réussi.
Les retombées ont été catastrophiques pour le souk où les commerçants n’ont pas fait recette avec leurs épices orientales et leurs huiles essentielles pour le corps et le visage. Les gestionnaires de la synagogue n’avaient pas pu couvrir les frais d’entretien du bâtiment. Les hôtels étaient à moitié pleins. Mais les édiles de la ville avaient marqué leur dépit en arguant que, de toute façon, le tourisme de masse avait tendance à défigurer l’île.
Le pèlerinage à la Ghriba a lieu au 33ème jour du mois Omer, le 7 mai en 2015. Les festivités commencent le 14 Iyar pour la commémoration de Rabbi Meïr Baal HaNess et continuent jusqu’au 18 Iyar, fête du Lag Ba’omer, jour du souvenir de Rabbi Shimon bar Yohaï. Le pèlerinage inclut une visite à la synagogue, l’aumône, des prières et la participation à l’un des deux cortèges qui ont lieu pendant les deux derniers jours du pèlerinage.
La sécurité a été renforcée par les autorités tunisiennes qui ont compris l’importance de ce symbole pour le tourisme tunisien. Malgré les mises en garde, quelques pèlerins sont déjà arrivés à la synagogue pour exprimer leur espoir d’un retour à la normale du rituel malgré une hausse des troubles islamistes. L’année a été effectivement dure pour les quelques irréductibles juifs vivants en Tunisie qui ont souffert d’attaques antisémites, de violences verbales et d’actes de profanation des cimetières.
Après le massacre de 21 touristes au Bardo, le 18 mars 2015, le gouvernement a fait fort cette année. Plus d’une douzaine de camions militaires ont été placés autour de la Ghriba. La police a installé des barrages sur la route menant à l’aéroport. Mais les pèlerins juifs ont semblent peu nombreux.
Israël avait lancé le 2 mai 2015 une mise en garde contre des «menaces concrètes» d’attentats anti-juifs ou anti-israéliens en Tunisie, par le biais du bureau chargé de la lutte contre le terrorisme dépendant du Premier ministre Benjamin Netanyahou. Restait à l’esprit des dirigeants israéliens l’attentat du 11 avril 2002 contre la synagogue de la Ghriba à Djerba, attribué à Al-Qaïda, qui avait fait 19 morts. Compte tenu de ces menaces, le bureau israélien de lutte contre le terrorisme déconseille de se rendre en Tunisie. Cela ne semble pas décourager des dizaines de Juifs à faire le voyage à Djerba et l’on compte parmi eux quelques Israéliens d’origine tunisienne ; mais on est loin des 8.000 pèlerins qui affluaient avant 2002.
La Tunisie paie en fait sa position extrémiste vis-à-vis d’Israël. On l’avait toujours considérée comme un pays arabe «modéré» mais elle s’est trouvée souvent à la pointe du combat contre Israël. Certains l’interprètent comme le dépit d’avoir vu la totalité de ses Juifs la quitter alors que leur présence était souhaitée et même indispensable à l’économie du pays. Cet État arabe modéré n’a pas jugé utile d’imiter la Jordanie et l’Égypte en ouvrant des relations diplomatiques avec Israël avec qui il n’a aucun contentieux. Mais se veut à la pointe du combat des Palestiniens.
Nombreux pourtant sont les Juifs tunisiens qui mettent comme condition à leur visite au pays la présence d’un ambassadeur israélien à Tunis ce qui serait un signe politique fort et une assurance sécuritaire. La Tunisie, dans une attitude extrémiste, a été jusqu’à interdire à des touristes israéliens de faire escale à Tunis car cela revenait à normaliser les relations avec Israël. Peu de voix se sont élevées contre cette décision stérile qui avait trouvé une unanimité parmi les dirigeants. Le premier ministre tunisien Mehdi Jomaa avait estimé en 2014 que «La Tunisie a des principes. Nous ne voulons pas de relations avec un État raciste».
Des femmes fondamentalistes manifestent contre Israël à l’aéroport de Tunis
La Tunisie met un point d’honneur, comme la majorité des pays de la Ligue arabe, à rejeter toute action susceptible d’établir des relations «normales» avec l’État hébreu tant que les Palestiniens n’auront pas d’État. Mais ce n’est pas l’avis des professionnels du tourisme qui pensent que la saison touristique ne peut réussir que si le rendez-vous de la Ghriba est réussi. Les Juifs donnent en fait le «la».
L’exemple vient souvent d’en haut, du président Caïd Essebsi lui-même. Interrogé à Paris par Jean-Pierre Elkabbach, le président avait rejeté d’un revers de main une question sur Israël :
«Israël est un cas spécial» fut son seul commentaire comme s’il s’adressait à une entité pestiférée.
Pour certains élus tunisiens : «La souveraineté de la Tunisie, son appartenance arabe et sa solidarité avec les Palestiniens sont au-dessus de toute autre considération. Il n’est pas question de normalisation au nom de l’économie».
Ainsi, si Israël est rejeté par les dirigeants tunisiens et à travers lui les Juifs dans leur ensemble, il est normal que par solidarité avec l’État hébreu on ne se rende pas en Tunisie. Plusieurs lieux de pèlerinage existent en Terre juive pour que l’on puisse ignorer Djerba sauf si l’on est mystique, superstitieux ou fanatique pour ne croire qu’à l’efficacité de la Ghriba. Sauf aussi si l’on aime faire du tourisme sous la protection des baïonnettes.
Par Jacques BENILLOUCHE